• Le mythe de l'homme tueur

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    Le mythe de l'homme tueur

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    Le mythe de l'homme tueur

     

    Tout au long du Pléistocène — plus de 2 millions d’années —, des espèces de grandes et petites tailles disparaissent, se réfugient dans d’autres zones géographiques ou sont supplantées par des espèces similaires. Mais à la fin du Pléistocène, ce sont surtout de grands mammifères terrestres, de grands oiseaux et reptiles qui disparaissent. Cette importante extinction de la faune terrestre concerne l’ensemble de la planète à l’exception du biotope marin. Elle est reconnue dès le 19ème siècle par Alfred Russel Wallace et Charles Darwin.

    C’est au milieu du XXème siècle que l’intérêt pour cette disparition se cristallise, au travers de la thèse de la « guerre éclair »[1], élaborée par Paul S. Martin. Selon ce chercheur américain, l’expansion de sapiens, qu’il qualifie de « prédateur agressif », serait responsable de cette extinction. Face à lui, les proies des régions nouvellement colonisées, inadaptées et naïves, auraient été incapables de se défendre. D’après Martin, l’extermination de la mégafaune marque le début de la « Sixième extinction » qui se poursuit et s’accélère de nos jours. Sa théorie suggère que nous — Homo sapiens — sommes destructeurs et agressifs par nature, et certains n’hésitent pas à affirmer qu’il nous est impossible de lutter contre cette nature.

    À l’heure où la disparition de la biodiversité devrait alerter et mobiliser toutes les couches de la population dans la recherche d’une solution véritablement pérenne et efficace, il est remarquable que cette théorie de la « guerre éclair » soit régulièrement présentée comme acceptable par la presse scientifique et quotidienne. Ainsi, le 25 avril 2018, le journal Le Monde publiait un article intitulé « L’homme, tueur en série des grands mammifères ». S’appuyant sur un article américain, sapiens y est décrit comme le nouveau chef d’orchestre de l’évolution, responsable de la disparition des rhinocéros laineux, des transformations des mammouths en éléphants. Mais qu’en est-il vraiment ?

    Comme le soulignent des chercheurs plus sérieux, afin de pouvoir rendre compte de la réalité de l’extinction des espèces au cours des derniers 100 000 ans, il faudrait pouvoir dater de manière précise et fiable un nombre important de fossiles. Malheureusement, ces datations précises et fiables n’existent pas, pour le moment. En outre, nous n’avons pas suffisamment de fossiles pour pouvoir croiser les données. C’est pourquoi la plupart des grandes études sur le sujet sont basées sur des estimations de populations de mégafaune, des modèles de « colonisation » par les populations sapiens, des scénarios plus ou moins catastrophiques de l’extinction de ces espèces[2]. Les résultats obtenus sont essentiellement le fruit de données artificielles. D’autre part, il ne faut pas oublier que ce que l’on nomme mégafaune est une diversité d’espèces dont les régimes alimentaires et les écosystèmes ne sont pas comparables. Ne prendre en compte que les espèces les plus grandes et lourdes, qui sont en général les plus fragiles parce qu’elles se reproduisent lentement et que chaque portée comporte peu d’individus, biaise également l’interprétation que l’on peut avoir de cette extinction. En effet, la disparition à la fin du Pléistocène concerne également un certain nombre d’autres espèces plus petites, tandis que certaines espèces de poids supérieur ou égal à 45 kg ont survécu.

    La définition même de mégafaune est problématique. Si ce terme définit l’ensemble des mammifères terrestres dont le poids adulte est égal ou supérieur à 45 kg et qui ont disparu entre le Pléistocène supérieur et le début de l’Holocène, il est alors possible d’y intégrer l’homme de Néandertal et de Denisova. Les derniers hommes de Néandertal sont connus dans le sud et le nord de l’Europe aux alentours de 36 000 avant le présent[3], et plus particulièrement dans la grotte de Antón en Murcie (Espagne) et la grotte de Spy (Belgique). Malgré l’absence de fossiles néandertaliens témoignant de mort violente, la thèse de la « guerre éclair » a longtemps dominé les interprétations pour expliquer sa disparition. Jusqu’à récemment, il était admis que les premiers sapiens étaient arrivés en Europe vers 36 000 avant le présent, conduisant à une rapide extinction de Néandertal. Il est aujourd’hui démontré que l’homme anatomiquement moderne est arrivé sur le continent Européen vers 45 000 avant le présent, soit 10 000 ans plus tôt[4]. La cohabitation entre ces deux homininés a donc été beaucoup plus longue que ce que prévoyaient les scénarios il y a quelques dizaines d’années. La thèse la plus admise actuellement est que Néandertal est un sapiens dont les rapports avec sapiens sapiens étaient plus affectueux que conflictuels[5]. Il est désormais admis que les améliorations climatiques qui ont commencé vers 49 000 BP ont rendu accessibles de nouveaux territoires dans lesquels se sont dispersés les groupes néandertaliens, isolant les populations jusqu’à leur extinction.[6]

    La disparition de la mégafaune est prise dans la même problématique que Néandertal. Lorsqu’il était reproché à Martin S. Paul qu’il y avait trop peu de sites associant armes de chasses et restes de mégafaune pour envisager une extermination, il déclarait que l’abattage avait été si rapide qu’il ne laissait aucune trace[7]. Preuve que certains chercheurs n’hésitent pas à faire fi des données matérielles archéologiques les plus élémentaires.

    Si le mystère n’est pas résolu, il est possible toutefois d’envisager un autre scénario s’appuyant sur des données archéologiques existantes (et non pas spéculatives) et plus fiables. Ainsi, la région la plus riche en vestiges osseux de grands mammifères, en nombre de dates radiocarbones obtenues directement sur les vestiges osseux, d’une richesse archéologique, paléontologique et environnementale permettant d’étudier de manière suffisamment correcte l’extinction de la fin du Pléistocène, est l’écorégion Paléarctique[8]. Elle correspond essentiellement aux écorégions terrestres de l’Europe, de l’Afrique du Nord, des deux-tiers nord de l’Asie, et du Moyen-Orient. La vague d’extinction est documentée dès 130 000 avant le présent. Chaque espèce présente une manière unique et complexe de répondre aux changements climatiques. Certaines disparaissent, comme l’ours des cavernes (Ursus spelaeus), dont le régime strictement végétarien ne lui permet pas de s’adapter à un refroidissement des températures, qui s’accompagne d’une diminution de la végétation, tandis que d’autres survivent, comme l’ours brun (Ursus arctos), au régime omnivore, et que d’autres migrent, comme le léopard (Panthera pardus), qui survit encore en Afrique et en Asie du Sud-Est. À ce jour, la cause la plus probable de leur extinction semble être le changement climatique planétaire qui s’est produit à l’époque.

    La chasse ayant longtemps été considérée comme le principal moteur de l’hominisation, il était admis que sapiens était l’homininé le plus doué de son espèce pour pratiquer la chasse spécialisée et la chasse aux grands mammifères. La spécialisation de la chasse, qui consiste à chasser une seule espèce, était donc perçue comme une marque distinctive entre sapiens et ceux qui l’avaient précédé. Sapiens aurait donc été le premier humain, et le seul, à posséder des capacités cognitives suffisamment évoluées pour pratiquer une chasse spécialisée, induisant un abattage en masse, qui impliquerait plus de coordination et d’anticipation. Pourtant, un site archéologique présente une chasse spécialisée dès le Paléolithique moyen : le site de Mauran en Haute-Garonne où des centaines de bisons ont été chassés par Néandertal, vers 87 000 avant le présent. Malgré cette spécialisation le bison a pourtant largement survécu. Quoiqu’il en soit, la chasse spécialisée, que ce soit au Paléolithique moyen ou au Paléolithique supérieur, est loin d’être la plus fréquente et n’est pas évidente à identifier. Ce qui est remarquable, c’est l’importance qu’accordent certains archéologues aux stratégies de chasse dans l’établissement d’une hiérarchie des capacités cognitives, plaçant la chasse au cœur même du processus de l’hominisation, comme si l’homme n’était que le produit de sa chasse. Ainsi, sapiens serait devenu Homme en chassant des mammifères plus grands que lui et en les tuant en masse. Pourtant, les vestiges archéologiques présentent essentiellement des restes osseux de cerfs ou de rennes, parfois de chevaux (Solutrée), parfois de bison. Toutes ces espèces ont largement survécu tout au long de l’Holocène. Rendre compte de l’histoire de ces espèces, c’est s’apercevoir et accepter que leur disparition est intimement liée à l’apparition des civilisations[9], qui détruisent leur environnement, en les exploitant à des fins idéologiques démentes. Prétendre que l’homme a toujours détruit et exterminé son environnement est donc une mythification.

    Mais d’où provient donc cette fascination de notre culture pour les Grands chasseurs, les Grands prédateurs ?

    Ce mythe de l’homme primitif est souvent invoqué pour justifier une définition de l’identité masculine[10]. Francis Dupui-Déri, dans son ouvrage La crise de la masculinité, autopsie d’un mythe tenace, a analysé et documenté ce qu’était cette masculinité si souvent en crise dans les sociétés patriarcales. Il nomme « mythe de la caverne » cette idée tenace selon laquelle les sociétés de chasseurs-cueilleurs seraient des sociétés fortement divisées en fonction du genre : tandis que les hommes chassent, les femmes s’en tiennent à la sphère domestique. Certains auteurs, qui se pensent même féministes, vont jusqu’à affirmer que cette division des tâches et ce patriarcat, découlant de la génétique, auraient toujours existé. Pourtant, aucun site archéologique de la Préhistoire, c’est-à-dire d’avant l’apparition de l’agriculture, ne permet d’affirmer que ces groupes pratiquaient une quelconque division sexuelle des tâches[11]. Malgré tout, comme le précise Francis Dupui-Déri, certains livres de psychologie populaire n’hésitent pas à faire référence à la division sexuelle des tâches et affirment qu’il est dans la nature même de l’homme de mettre en place des hiérarchies, de maîtriser l’environnement, de diriger la famille et le couple et de recourir à la force. Francis Dupuis-Déri rend compte de la misogynie, du racisme et du fascisme qui se nourrissent de ce mythe du grand chasseur ou du grand prédateur. Or, la masculinité se définit par opposition à la féminité. Aux yeux de ceux qui exaltent la masculinité, la féminisation castrerait les hommes qui perdraient ainsi leur valeur masculine : c’est pourquoi il n’y a plus « de chevaliers, d’explorateurs et de grands chasseurs ». Les hommes seraient donc faits pour se battre, les femmes pour élever des enfants et soigner les hommes. Et souvenons-nous que la chasse aux sorcières était une chasse menée en grande majorité contre des femmes accusées de faire disparaître le pénis. C’est ce mythe qui permet à des hommes comme Zemmour d’affirmer qu’il y a toujours une violence dans le rapport sexuel entre homme et femme, parce qu’il faut de la force, de la virilité.

    À l’heure où les États tombent les uns après les autres entre les mains de Trump, Bolsonaro et d’autre pervers misogynes, il est temps de se questionner sur ce que nous racontent la « guerre éclair », le mythe du grand prédateur, l’admiration pour les serial killers, et sur la manière dont la masculinité s’en nourrit. Le mythe de la « guerre éclair » ressemble étrangement à l’arrivée des colons européens aux États-Unis, bien plus qu’à une hypothétique extermination des grands mammifères du Pléistocène. Le narcissisme de l’homme blanc, civilisé, capitaliste, patriarcal, avec sa culture militaire, de colonisation, de domination et d’exploitation, est tel qu’il préfère détruire le vivant plutôt que d’admettre son humble condition terrestre. Il s’est tellement convaincu lui-même que le sapiens mâle est d’une nature belliqueuse, guerrière, qu’un certain nombre de nos contemporains sont devenus incapables de remettre en question ce mythe, incapables de comprendre que d’autres peuples, d’autres cultures n’envisagent pas la nature de l’être humain de la même manière. L’Homo sapiens de la civilisation est semblable au chasseur maudit incapable d’arrêter le carnage, réclamant chaque jour son nouveau bain de sang. Tel un vampire il pénètre les demeures, viole les femmes, les enfants, hypnotise les esprits pour les plier à son règne de domination mortifère. Ce « serial killer » qui s’obstine à confondre tuerie et chasse, chasse et sexe, passion et amour, naissance et mort, détruit la planète parce qu’il s’est créé une nature à l’image de sa culture meurtrière et narcissique.

    Nos ancêtres chassaient des proies libres et sauvages. Il est même tout à fait possible que les hommes ne s’accaparaient ni la chasse ni la viande. Avec la domestication et la civilisation, l’homme n’est plus, et depuis des siècles, un prédateur, Qu’ils chassent ou non, tous se nourrissent principalement d’êtres domestiqués, abattus par d’autres, et en masse. La civilisation est un abattoir. Les 10 000 dernières années, résumées en quelques mots : cirques, arènes, zoos, abattoirs, chasse aux trophées, guerres, pollutions, urbanisation, destruction des habitats, destruction du sauvage. Ce désastre n’est pas le fruit d’une nature de prédateur irresponsable mais d’une culture qui a mal tourné. Trop nombreux encore sont ceux qui refusent d’entendre que la nature de l’animal humain ne se réduit pas au discours d’une élite obsédée par une jouissance démesurée.

    Ainsi que l’anthropologue Marshall Sahlins conclut son excellent livre La Nature humaine : une illusion occidentale, dans lequel il étudie plus de 2000 ans du discours culturel dominant, en Occident, concernant la soi-disant nature humaine :

    « Tout cela n’a été qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger. » Et non seulement notre vie, mais celle de la planète et de tous ses habitants non humains, que notre système socio-techno-économique planétaire extermine. Il est plus que temps de récuser ce mythe et de démanteler ce système et l’idéologie qui l’alimente.
     

    par Ana Minski

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    1. Martin, P.S. 1973. The discovery of America. Science 179.
    2. Des difficultés à percer les mystères de l’extinction de la mégafaune
    3. Des restes fossiles de néandertaliens ont été mis au jour à Gibraltar, datés indirectement à 25 000 BP, ils sont pour le moment très controversés.
    4. Benazzi S. et al., Early dispersal of modern humans in Europe and implications for Neanderthal behaviour, Stefano Benazzi, Nature, 3 novembre 2011
    5. Qiaomei Fu et al. An early European had a close Neandertal ancestor, Max Planck Institut, 22 Juin 2015
    6. Vandermeersch dir., Les neandertaliens, biologies et cultures, cths
    7. Martin P. S., Twilight of the Mammoths: Ice Age Extinctions and the Rewilding of America, 2005.
    8. Stuart J.A., Late Quaternary megafaunal extinctions on the continents: A short review, Geological Journal , December 2014
    9. https://partage-le.com/2015/02/1084/
    10. Une histoire d’amour…
    11. La matriarche, la cuisinière, l’amazone

  • La fidélité des serviteurs

    La fidélité des serviteurs

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    La fidélité des Serviteurs

     

    "De quoi vivaient tous ces patriciens pauvres ? La carrière pour eux était d'entrer au service de leur seigneur. [...] Ainsi enregistré, le jeune noble faisait partie de la maison du seigneur, il était de ses suivants ; celui qui le nourrissait et le protégeait, en échange de quoi il le servait, lui obéissait, le suivait à la guerre, en mission, ou, dans sa disgrâce, en exil, parfois même jusque dans la mort, se suicidant sur sa tombe".

    (Maspero, Chine antique)

     

    "La richesse et la considération dont jouissent les classes sociales, du jeune adolescent jusqu'au plus grand des chefs, se jugent par le nombre de tels dépendants [les esclaves] lesquels, il est vrai, sont souvent gardés à des fins de pure ostentation, mais se trouvent également être fort utiles à la chasse et à la pêche, tout en constituant une garde rapprochée de supporters généralement fidèles, prêts à tout pour leur maître, à le protéger ou à occire ses ennemis sur une simple injonction de sa part, sans élever la moindre objection et sans manifester de scrupules."

    (Donald, Diary of a trip to the Northwest Coast)

     

    Si la civilisation, qui mène depuis ses débuts une guerre contre la liberté et le sauvage, via l'artificialisation ou urbanisation du monde, existe depuis presque 5000 ans, il est important d'essayer de comprendre comment la nôtre a pu si bien se développer au mépris de la liberté, de l'égalité et de la fraternité entre les peuples et les autres existants.

     

    La centralisation du pouvoir, la militarisation, l'expansion urbaine, la domestication des êtres et des forces, la monétarisation, la production de marchandises et la marchandisation du vivant, s'accélèrent grâce à une technologie toujours plus complexe, opaque et autoritaire qui en généralise les effets mortifères. C'est pour cela que nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience que la destruction du vivant est le fait de la civilisation industrielle. Affronter notre passé, et notre présent, riche en exterminations toutes plus abominables les unes que les autres, nous oblige à ne pas sous-estimer sa capacité de destruction massive. Mais si l'industrialisation a pu voir le jour c'est parce qu'elle répond à des désirs nés dans l'imaginaire d'une culture où les ravages environnementaux ont cours depuis longtemps. Le rythme de la machinerie industrielle rend plus visible et plus rapide cette guerre contre le vivant qui a une longue histoire.

    Pourtant, la fascination qu'exerce ce système politique, économique, technologique et social, est si prégnante chez certains d'entre nous que nous sommes incapables de nous émanciper de ses mythes aliénants pour entrer enfin en résistance.

    Comment la civilisation, malgré toutes ses violences, peut-elle encore fasciner, leurrer, faire rêver ?

     

    5 000 ans de servitude :

     

    Les analyses archéologiques et les études ethnologiques permettent aujourd'hui d'appréhender certains caractères des sociétés anciennes. Les questionner c'est nous donner les moyens de renouer avec notre liberté d'imagination et de création pour nous affranchir du mythe du progrès, de la nature intrinsèquement mauvaise de l'homme, du suprémacisme humain et de l'androcentrisme des sociétés modernes.  

     

    Certains auteurs soutiennent que la stratification sociale – présence d'une aristocratie et/ou domination masculine – existe dès le Paléolithique voir se perd dans la nuit des temps. Ces auteurs s'appuient sur quelques exemples d'inhumations au riche mobilier funéraire, sur le naturalisme des œuvres pariétales du Paléolithique récent européen, sur la domination masculine existant chez de nombreux peuples indigènes actuels et sur la présence d'une noblesse chez des peuples chasseurs-cueilleurs stockeurs de salmonidés des côtes Nord-Ouest de l'Amérique.

     

    Pourtant, les quelques centaines de tombes mises au jour, et qui témoignent pour plusieurs millénaires de Préhistoire, permettent d'envisager la longue période du Paléolithique comme bien différente de celles qui lui succèdent. S'il existe en effet quelques tombes riches en mobilier funéraire (Sungir étant la plus célèbre), il est important de ne pas perdre de vue qu'une tombe luxueuse peut honorer quelqu’un d’autre qu’un potentat, comme l'a judicieusement souligné l'historien Ian Morris sur le défunt de Lefkandi1. D'autre part, des analyses récentes de paléopathologie ont montré que l’on retrouvait régulièrement, dans ces exceptionnelles inhumations gravettiennes, des individus présentant des malformations physiques2. De même, l'archéologue Dominique Henry-Gambier, spécialiste des traitements funéraires au Paléolithique récent européen, a longuement analysé les tombes doubles, triples, multiples ou collectives :

     

    « L’hypothèse d’une hiérarchisation des sociétés gravettiennes, souvent avancée à partir des inégalités de richesse du mobilier ou de la fonction supposée de certains défunts, n’est pour l’instant pas démontrée. Aucune des tombes multiples ne peut être rattachée de manière probante à des pratiques telles que l’accompagnement hiérarchique ou le sacrifice".

     

    Il en est de même concernant la division sexuelle du travail ou de la domination masculine au Paléolithique, aucun vestige archéologique ne confirme ces hypothèses :

     

    « Lorsque la détermination du sexe et celle de l’âge au décès sont fiables, des femmes comme des hommes, des très jeunes enfants comme des adolescents et des adultes de tout âge ont été inhumés avec de la parure, du mobilier, de l’ocre dans des espaces comparables ».

     

    Archéologiquement, un changement est réellement visible au Néolithique final, vers 4500 ans av. J.-C. avec l'apparition d'un monumentalisme funéraire : tertres ou tumulus, et mégalithes dont les plus connus en Europe sont ceux de Carnac. En Mésopotamie, la culture d'Uruk, qui doit son nom à un grand site sud-irakien appelé aujourd'hui Warka, présente tous les traits qui définissent une civilisation : sédentarité - indispensable pour s'approprier et quantifier les moyens de subsistance en vue de nourrir une population importante -, domestication - exploitation de blé et d'orge, élevage de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, et probablement plusieurs dizaine de milliers d'habitants -, centralisation du pouvoir - pour maintenir un contrôle sur un territoire d'environ 200 ha et sur la main d'œuvre nécessaire pour rendre visible dans l'espace ce pouvoir -, architecture de plus en plus monumentale et extensive et accentuation de la stratification sociale  visible dans le traitement funéraire. Ces caractéristiques se retrouvent à des degrés moindres à l'âge du Bronze européen dans la culture minoenne où s'établit, à partir de 3 000 av. J.-C., un commerce de l'étain et du charbon et dont les caractéristiques palatiales ne laissent guère de doute sur l’émergence d’une organisation politique hiérarchisée et centralisée.

     

    La fidélité des Serviteurs

     

    Les civilisations nous permettent d'appréhender davantage la nature du pouvoir parce qu'elles laissent derrière elles plus de déchets que les groupes nomades, semi-nomades ou dont la sédentarité n'a pas évolué vers une cité-État. Pour tenter d'identifier l'apparition de petites chefferies, les vestiges funéraires, même s'ils restent souvent difficiles à interpréter pour comprendre toute la complexité sociale de ces sociétés, permettent toutefois de percevoir un changement significatif dans le traitement des défunts. Il est ainsi possible d'identifier des traces de premières chefferies grâce aux tombes dites d'accompagnement qui témoignent d'une hiérarchisation, puisque celui qui se fait accompagner dans la tombe n'a pas le même statut que celui qui l'accompagne de son plein gré ou de force. La fouille du kourgane de Maïkop (2500 av. J.-C.), éponyme de la culture de Maïkop, est le plus ancien témoignage de tombes dites d'accompagnement en Europe. Elle est contemporaine des tombes d'Ur, datées d'environ 2600 ans av. J.-C., et dans lesquelles de nombreux morts d'accompagnement furent inhumés : 63 dans un cas, 74 dans un autre. Ce qui est surprenant, c'est que la culture de Maïkop n'était pas, contrairement aux civilisations de Mésopotamie, fondée sur une urbanisation et une royauté instituées, mais une culture de paysans vivant en village certainement dominés par un chef. C'est entre 1630 et 1350 av. J-C. qu'il est possible de percevoir un passage entre des groupes à pouvoir fractionné et petites chefferies, financées par les échanges de richesses exotiques, vers un pouvoir fondé sur le contrôle des moyens de production3.

     

     Les tombes d'accompagnement ne sont donc pas pratiquées uniquement par des civilisations - sédentarité, domestication des moyens de subsistance, urbanisation, État - mais peuvent être, et plus souvent qu'on ne le pense, le fait de sociétés nomades (chez les Scythes), lignagères (Ashanti) et de chasseurs-cueilleurs stockeurs (la côte Nord-Ouest de l'Amérique). L'accompagnement dans la mort, très bien documenté dans l'ouvrage d'Alain Testart, concerne très majoritairement des femmes, concubines, domestiques ou esclaves sexuelles, suivi des esclaves domestiques et/ou garde du corps. Dans de nombreux cas, ces accompagnements sont volontaires, la fidélité de l'esclave et/ou du serviteur précéderait donc l'apparition de l'État - concentration du pouvoir et contrôle de la violence -, et pourrait bien en expliquer son apparition et son succès. De là à remplacer l'opposition domestique/sauvage, par stockage/non stockage, certains auteurs n'hésitent pas à le faire. Pourtant, ce qui est exploité par le chef, c'est la sphère domestique, celle qui concerne l'entretien du corps - alimentation, vêtement, reproduction et baise - et qui permet au chef de s'émuler sur la place publique. Il y a donc réellement, dès l'apparition de la distinction sphère publique/sphère privée ou domestique, une guerre contre la nature qui s'esquisse par une première aliénation, celle du maître.

     

     Cette fidélité suicidaire, d'autant plus quand elle est celle d'un esclave, nous choque et nous pensons qu'elle ne nous concerne pas ou plus, mais rien n'est moins sûr. Plusieurs formes de fidélité, moins spectaculaires, mais tout aussi suicidaires, permettent à ceux qui nous gouvernent de se maintenir au pouvoir et d'accroître toujours plus leur domination/aliénation.

     

     Croire aux mythes du maître c'est lui être fidèle :

     

    Comment comprendre que certains auteurs puissent affirmer, parce que les peuples chasseurs-cueilleurs actuels de la côte Nord-Est du Pacifique ont une structure sociale fortement hiérarchisée et esclavagistes, que les structures sociales du Paléolithique étaient les mêmes ? Il leur faut pour cela ignorer les peuples actuels de l'Extrême-Orient sibérien, qui pratiquent une économie de stockage - les pêcheurs du Kamtchatka4, les peuples de la forêt tels que les Koriaks, les Chukch ou les Yukaghir qui pratiquent le stockage et pour certains le pastoralisme - mais ne développent pas pour autant une aristocratie héréditaire, un art monumental, des structures autoritaires ou des droits sur des territoires de pêche. L’économie de stockage n’implique pas nécessairement une stratification sociale, ni une domination politique. Il en est de même pour l'horticulture et l'élevage qui sont pratiqués par de nombreux peuples indigènes ne connaissant ni noblesse ni structure politique autoritaire.

     

    Il en est de même pour ces auteurs qui affirment que l'homme a toujours détruit son environnement au mépris des plus récentes données archéologiques. En ce qui concerne l'extinction de la mégafaune aucun site témoignant d'un abattage en masse de mammouth, de rhinocéros laineux ou d'ours des cavernes (pour ne donner que quelques exemples) n'ont été mis au jour pour confirmer une telle spéculation. D'autre part, les animaux principalement chassés par les préhistoriques et dont les restes fossiles témoignent – bison, cheval, rennes, cerfs – n'ont pas disparu du fait des chasseurs-cueilleurs mais bel et bien d'une appropriation et d'une exploitation d'une culture qui a objectivé la nature. Un exemple également souvent cité pour justifier de la destruction inhérente à l'espèce humaine est celui de l'île de Pâques que les dernières recherches archéologiques pourtant démentent5. Dernier exemple, celui de l'utilisation du feu : les études paléoenvironnementales récentes identifient les premières traces d'impact anthropiques sur les forêts à partir de l'âge du fer. Le rôle des oscillations climatiques est reconnu comme étant la principale cause des changements environnementaux pour tout le Pléistocène.

     

    La fidélité des Serviteurs

     

    Si « l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence », user de cette formule pour justifier une spéculation est plus proche d'une vision idéologique que d'une démarche scientifique. Cette vision idéologique nie l'importance de la diversité des cultures humaines, de leur perception de la nature, de l'impact mineur des différentes activités et techniques dont elles font usage, minimisant la guerre qu'une culture bien spécifique mène depuis des siècles contre le sauvage, guerre dont l'impact destructeur est sans précédent. Ces théories valident les mythes de l'élite qui refuse d'admettre ou de révéler la rupture aliénante que l'apparition de l'État, des villes, et de la marchandisation a imposé à la majorité des humains, et comment cela a considérablement modifié notre perception de la nature et du monde. Elle reste fidèle à une conception suprématiste et ethnocentrée de l'espèce humaine, minimisant le rôle du système techno-politico-économique qui fonde notre culture. Cette idéologie participe au maintien de la sujétion des masses, ignore ou nie que les peuples indigènes, qu'on nous a appris à mépriser et à ignorer, ont développé des cultures humaines plus aptes à préserver et respecter la vie terrestre. C'est ainsi que près de la réserve de gibier du Kalahari, une grand-mère indigène révèle à l'ethnologue que les girafes sont les sages-femmes des acacias et qu'il est imprudent de les chasser, expliquant de cette manière le lien symbiotique de la girafe et de l'acacia :

     

    « Dieu avait fait la girafe, me dit-elle, juste assez grande pour manger les feuilles et récolter les gousses de l'arbre, parce qu'ils déposaient alors les petits de l'arbre loin de la plante mère. Elle avait souvent remarqué que les jeunes poussaient des tas d'excréments de girafes »6.

     

    Les cultures indigènes se développent sur de nombreuses observations empiriques, vérifiées et accumulées sur de nombreuses générations. Les connaissances sont partagées entre un nombre important de personnes permettant ainsi de conserver des données pour de grandes zones géographiques. Les observateurs dévoués, telle cette grand-mère dévouée aux girafes, peuvent expliquer et démontrer que certaines idées et pratiques donnent de meilleurs résultats que d'autres.

     

    Autre élément important à se remémorer, les nuisibles n'ont pas toujours été considérés comme tels, et le gibier n'a pas toujours été réduit à une accumulation de carne, l'homme ayant vécu pendant des millénaires parmi les autres espèces sans s'en rendre maître et/ou protecteur. L'apparition de la sédentarité et de l'agriculture elles-mêmes ne rompent pas avec une vision animiste de la nature. Les historiens ont clairement établit le lien entre renforcement des états et guerre contre le sauvage dont les principaux représentants sont les nuisibles. C'est ainsi que de nombreuses traditions pastorales accordent au loup un rôle important dans le maintien de l'équilibre naturel : dans l'Yonne une brebis du troupeau était offerte au loup, en Lorraine, lors des fêtes calendaires, on offrait la « part du loup » en jetant rituellement une palette de porc accompagnée d’une incantation au prédateur lui demandant de favoriser les cultures7. En Europe de l’Ouest, de nombreuses traditions orales racontent que le loup, autrefois semblable à un chien, gardait les brebis et se nourrissait de pain que lui offraient les hommes mais ces derniers l'ont un jour négligé, et c'est depuis qu'il a reçu de Dieu le droit de se nourrir dans les troupeaux. Selon une autre tradition, Dieu a créé le loup pour protéger les récoltes, obligeant les bergers à surveiller leurs troupeaux pour qu'ils ne les dévorent pas toutes8. De nombreux contes étiologiques reconnaissent l'importance du loup dans l’ordre de la nature, ordre toujours rompu par l'homme jamais par le loup, et c'est pour cela que certains rituels ont pour objet d’entretenir un pacte avec lui, les bergers adressant au loup des incantations pour qu’il garde leurs brebis au lieu de les attaquer. Dans les sociétés paysannes, pastorales et indigènes, le rapport au prédateur est individualisé, aucun n'aurait l'idée stupide de partir en expédition pour exterminer des loups inconnus.

     

    L'appropriation de terres ou de bétail par une minorité qui ne travaille pas elle-même participe à l'extermination du sauvage comme en témoigne les recherches en Mésopotamie où des propriétaires citadins possèdent des troupeaux qui sont soignés par des bergers employés9. La relation à l'animal est alors modifiée, les propriétaires des troupeaux ne vivent pas avec eux, n'en partagent pas l'habitat, n'en retirent aucune connaissance réciproque, limitant la relation à une relation juridique. La plus ancienne trace de lutte systématique pour éradiquer le loup provient de la cité d'Athènes au VIe siècle avant J.-C. et la louveterie, institution mise en place pour lutter contre le loup, apparaît dans l'Antiquité romaine. Ce sont les propriétaires terriens romains qui emploient des bergers pour garder leurs troupeaux et des louvetiers pour éliminer le prédateur. Au cours du Moyen Âge, La chasse devient aristocratique et royale, les paysans étant considérés comme inaptes à gérer les forêts et c'est alors qu'un système de primes est mis en place. Sous Charlemagne, le loup devient un criminel dont le châtiment est assumé par le roi, la louveterie devient alors une institution publique et les battues seront décrétées par des décisions de justice. En 1768, Nicolas de L’Isle de Moncel, lieutenant des maréchaux de France et grand louvetier, publie Méthodes et projets pour parvenir à la destruction des loups dans le royaume et blâme le « défaut d’intelligence du peuple » qui est contraint de participer, sous peine d'amende, aux battues exigées par le roi. La vision du sauvage n'est pas la même chez l'élite et le peuple qui possède encore au XVIIIe siècle une relation personnelle et cosmique avec le prédateur, semblable à ce qui existe encore chez les peuples indigènes. C'est l'État qui est en guerre contre le loup, le sauvage, et non le peuple qui, pour son malheur, finira par croire que l'ennemi de son ennemi est aussi son ennemi.

     

     De l'aliénation comme arme de destruction massive :

     

     Le loup illustre malheureusement trop parfaitement le rôle de l'État et de la marchandisation ou monétarisation dans la lutte contre les nuisibles. Cette lutte s'inscrit dans la continuation idéologique propre à une élite aliénée qui a abandonné et méprisé sa propre puissance d'auto-subsistance pour devenir dépendante de ses serviteurs. Elle n'a d'autre choix, quand elle ne peut plus maintenir l'illusion de sa grandeur, de sa puissance et de ses promesses, que d'imposer son obsession sécuritaire et une surveillance illimitée jusqu'à l'accomplissement de son projet d'aliénation totale.

     

    La fidélité des Serviteurs

     

    Avec l'industrialisation, la délocalisation et l'abondance de marchandises, les peuples du Nord économique, et plus particulièrement les citadins, se sont eux aussi peu à peu aliénés en se soumettant, plus ou moins volontairement selon les époques et les cas, à une technologie qui les prive de toute autonomie et donc de toute liberté. Il n'y a pas si longtemps, les populations du Nord économique pouvaient encore être autonomes d'un point de vue alimentaire mais la possibilité d'une souveraineté alimentaire se réduit chaque jour. La nourriture que nous consommons aujourd'hui, et la plupart des objets que nous utilisons, ne sont plus produits de nos mains mais par des esclaves, salariés ou non, à différents endroits du globe, au moyen de diverses machines. La production de la quasi-totalité des objets que nous utilisons au quotidien implique aujourd'hui le maintien d'un système technique et social fortement complexe, opaque et vorace.

     

    Les dominants peuvent poursuivre leur guerre contre la nature, le peuple, bien que toujours exploité, a été amené à s’identifier à eux et à adopter leur idéologie. C'est ainsi que de nombreux consommateurs, lorsqu'ils regardent un ordinateur, s'exclament : « c'est fou ce qu'on est capable de faire ». Pourtant la plupart ignorent souvent tout de la fabrication de cet objet, ignorent que sa fabrication requiert un système sociotechnique complexe (infrastructures de production, de transport, etc.), qui implique diverses destructions environnementales, exploite une main d'œuvre bon marché, utilise des machines sophistiquées pour construire d'autres machines... Tous ces objets ne pourraient être dans nos mains sans une abjecte exploitation environnementale et humaine qui, à l'image de la centralisation du pouvoir au profit d'une minorité toute puissante, compose la pyramide au sommet de laquelle se tient l'ingénieur et à sa base les esclaves. La grande majorité des objets qui composent notre quotidien est nocive pour les écosystèmes, pour l'humain et pour les relations qu'il instaure avec les autres cultures, les autres espèces et la vie en général, et nous prive de notre autonomie, de notre puissance à subvenir librement à nos besoins. C'est ainsi que nous nous sommes peu à peu mis à rêver, comme l'élite, à un monde paradisiaque où les machines travailleraient pour nous, nous libérant du fardeau de la subsistance. Mais travailler en pays capitaliste, que l'on soit des humains ou des robots, c'est gaspiller sa force de travail pour produire des marchandises et être réduit à une marchandise parmi d'autres ; travailler en pays capitaliste c'est accepter l'exploitation du travail dit domestique et accepter la destruction des communs dont la préservation seule nous permettrait de retrouver un mode de subsistance où la vie serait au centre de la production10.

     

    En évoluant dans un milieu technique aussi opaque et complexe, sur lequel il n'a quasiment aucune prise, l'homme moderne cède sa puissance de création et réduit les relations qu'il est capable de tisser avec le monde dans la confrontation du corps à la matière. Il grandit et vit dans un milieu technique fortement mortifère et oublie qu'au-delà de ces objets, matières mortes au possible, d'autres manières de vivre et de composer avec le monde existent. Ne pouvant établir des relations avec la vie sur Terre, pourtant présente dans chaque brin d'herbe du moindre terrain vague, il adopte l'idéologie technocratique de l'élite, se laissant berné par la promesse d'un paradis où les robots remplaceraient les esclaves. La Terre est donc anthropisée jusqu'au moindre centimètre, parce qu'une poignée d'aliénés est obsédée par la domestication, le contrôle, le refaçonnage du vivant, le délire démiurgique. Ils rêvent d'en mettre plein la vue aux asservis, aux ennemis, aux générations futures, aux extra-terrestres… leur mégalomanie ne semble connaître aucune limite.

    Cette domination ne s'est pas imposée sans heurts, régulièrement des peuples ont lutté contre l'accaparement du pouvoir, soit en le combattant soit en vivant dans des régions difficiles d'accès où la dispersion de la population complique son contrôle. L'ethnologue James Scott a ainsi décrit, sous le nom de Zomia, une vaste zone géographique montagneuse de l'Asie du Sud-Est où les populations actuelles résistent toujours, plus ou moins, passivement mais depuis longtemps, aux pouvoir centraux. L'archéologue espagnol Alfredo Gonzalez-Ruibal a mené à bien des observations similaires dans la corne de l'Afrique, parmi les sociétés villageoises à cheval sur le Soudan et l'Ethiopie.

     

    « L’« idéal-type » de l’espace militaire est un terrain ouvert et plat (pas d’embuscades), traversé par un axe routier et entouré d’une population civile déplacée et recensée, dont les cultures agricoles sont ainsi aisément surveillées. Cette population est susceptible de servir alternativement d’appât ou d’otage, et de fournir du travail, de l’argent et de la nourriture. Ces stratégies incluent la fuite vers des régions inaccessibles, la dispersion et la formation de groupes de taille toujours plus restreinte, et l’adoption de techniques de subsistance invisibles ou peu envahissantes. »11

     

     

    Le rêve de la gloire éternelle est un monticule de déchets et de cadavres :

     

    Les civilisations laissent derrière elles plus de déchets que les cultures à taille humaine qui caractérisent les peuples du Paléolithique et les peuples autochtones. Un homme de la Préhistoire laisse derrière lui un nucléus poussé à exhaustion, un éclat débité sur une roche sélectionnée dans l'environnement immédiat, des restes d'ossements parfois gravés, il laisse peu de traces. Il en est de même pour les peuples autochtones qui sont pour cela les meilleurs défenseurs de l'environnement. Les techniques qu'ils emploient ont peu d'impact, ne laissent que des déchets naturels et ne nécessitent aucune hiérarchisation des tâches. Ils sont les plus en mesure de pratiquer une démocratie directe même si tous ne le font pas. Ils représentent 5000 cultures, tout un continuum entre les sociétés les plus égalitaires – celles des San et des pygmées Aka – et les plus masculinistes – les Baruyas.

     

    Quoiqu'il en soit, d'un point de vue écologique et biocentré, celui qui fait de ses mains connaît une relation intense avec la matière qu'il travaille et les objets qu'il crée. L'existence sur Terre est riche de relations, que ce soit avec les autres espèces ou avec les inanimés, et ces relations sont plus importantes que toute autre considération, elles sont primordiales. C'est ainsi que les Inuits ont 50 mots pour désigner la neige selon son état, sa couleur, etc. Les N'duge de Nouvelle-Guinée polissent pendant plus de neuf heures des haches de pierre non fonctionnelles, qui restent cachées dans un coffre dans la maison des hommes, et qu'ils sortent lors de cérémonie. Elles portent toujours un nom secret, celui d'un ancêtre. La roche qui compose ces grandes lames provient de loin, ils partent plusieurs jours pour se rendre sur le lieu d’où elle provient. Le lien entre la matière travaillée, le temps nécessaire, les déplacements dans une géographie sacrée, intègre l'artisan et toute la communauté dans un espace-temps non linéaire ce qui fait qu'il n'a pas besoin d'édification de monuments pour ancrer sa présence au monde.

     

    Pendant des millénaires, l'homme a taillé la pierre pour pratiquer différentes activités : travail de la peau, coupe d'arbre, peinture. Il a tissé des végétaux, des vêtements, des paniers, a sculpté et peint. Il s'est adapté à des milieux très variés, et les quelques inhumations mises au jour nous permettent de constater que la Préhistoire n'était pas un âge sombre comme certains le prétendent pour justifier l’idée du Progrès. Les hommes de la Préhistoire taillaient des bifaces ou des feuilles de lauriers qui n'avaient aucun usage fonctionnel, comme celui découvert à la Sima de los Huesos12. Ils peignaient les autres espèces bien plus qu'ils ne se représentaient, et au vu des œuvres il paraît difficile de nier l'émerveillement que le monde sauvage leur inspirait.

     

    Ce que savent les peuples autochtones c'est que l'homme des civilisations, l'homme aliéné, l'homme des techniques complexes, autoritaires et destructrices, est terriblement seul parce qu'il ne sait plus que tout, en lui et hors de lui, animé et inanimé, est sacré et vivant, il a oublié que la Terre est une planète vivante et que rien, absolument rien, ne vaut l'infini mystère de la vie et les relations que des êtres de passages tissent entre eux.

     

    Lorsque certains d'entre nous parviennent à s'extraire de la fascination vampirique qu'exerce la technologie autoritaire, nous redécouvrons le bruissement des racines, la danse des abeilles, le parfum de la mousse, la timidité des grenouilles, la curiosité des escargots, et soudain tout est puissant et résonne en nous. Malheureusement, nous sommes encore trop nombreux à nous inquiéter de la fin de notre civilisation plutôt que de l'extermination des sociétés humaines et du vivant. Ce qui montre à quel point l'idéologie des élites nous a mutilés et comme elles ont réussi, en partie, à nous faire croire que ce qui est bon pour elles l'est pour nous.

     

    Et si nous envisageons que peut-être ils sont en train de détruire la planète, ils font tout pour nous faire croire que c'est de notre faute, que nous sommes tous responsables, comme si nous disposions d'un véritable pouvoir décisionnaire, comme s'ils n'étaient pas les principaux instigateurs et directeurs du système techno-industriel. Si cette première stratégie échoue ou est mise à mal, comme cela semble être de plus en plus le cas actuellement, ils comptent sur les forces de l'ordre, bureaucratiques, judiciaires, policières et militaires, pour nous mettre au pas. La fidélité de ces chiens de garde est l'une des plus dangereuse et apparaît dès les premières traces de hiérarchisation. Le serviteur est bien souvent plus fidèle à son maître qu'un membre de la famille ou un ami, et cette fidélité est toujours valorisée et exaltée. Qu'elle soit le fait d'un syndrome de Stokhlom, d'une incapacité à imaginer une vie sans maître, d'un besoin illusoire de sécurité, d'une manière de vivre par procuration, d'un espoir de ramasser les miettes, elle existe et nous met en danger.

     

    La fidélité des Serviteurs

     

     

    Les discours philosophiques éloignés de la réalité matérielle que vivent et subissent des peuples et des êtres vivants sont des abstractions théoriques typiques d'une société où les idées priment sur les faits, des sociétés libérales qui ne se confrontent que théoriquement à la destruction du monde actuel et refusent de comprendre que cette destruction est sans précédent. Nous devons nous émanciper de ces récits libéraux qui décrivent l'homme comme un Prométhée voué à un destin tragique, nous émanciper de ces structures complexes qui nous ont ôté notre capacité à assurer nous-mêmes nos moyens de subsistance matérielle et symbolique, accepter notre place parmi les autres terriens et reconnaître l'importance du moindre brin d'herbe.

     

    Pour ne pas accompagner l'élite dans son tombeau nous ne devons plus hésiter à affronter les mythes qu'elle s'acharne à nous marteler dès notre naissance via l'éducation familiale et scolaire, détruisant, parfois pour toujours, notre empathie pour ceux qui sont exploités, noyés, exterminés, qui désirent vivre dans des sociétés biocentrées et égalitaires et qui savent qu'une production de subsistance est source de joie et non d'horreur. Leur civilisation nous détruit de l'intérieur, nous mutile, réduit notre capacité à sentir et aimer, et pendant que nous hésitons à agir efficacement, les dominants continuent de combler leur solitude de grands aliénés en accumulant des richesses, en bétonnant des terres, en exploitant le vivant, et renforcent leur contrôle sur nos vies, qui sera peut-être un jour total.

     

    Les esclaves existent toujours, le travail domestique est encore exploité et méprisé et l'exploitation sexuelle des enfants et des femmes est en pleine expansion. Les êtres vivants n'ont jamais été autant sacrifiés à l'idéologie d'une culture qui hait la chair et rêve de s'émanciper de son corps de mammifère voué à la maladie et à la mort. Elle s'est tellement aliénée qu'elle ignore tout ce qui existe hors de son narcissisme et n'entend plus, depuis longtemps, la douleur des victimes :

     

    " Je me moque éperdument de savoir ce que deviennent les Russes ou les Tchèques. Le sang pur et apparenté au notre des autres peuples, nous nous l'approprierons, au besoin en volant leurs enfants et en les élevant chez nous. Que les autres peuples vivent dans le bien-être ou crèvent de faim, peu m'importe, cela ne m’intéresse que dans la mesure ou nous en avons besoin comme esclaves au service de notre civilisation". (Himmler)

     

    Combien sont-ils ceux qui pensent que la civilisation est plus importante que la souffrance des enfants de la République Démocratique du Congo ou que les bûchers qui déciment les Orang-Outang de Bornéo ? La liste des victimes est malheureusement trop longue pour l'énumérer.

     

    Ceux qui veulent vraiment sauver ce qu'il reste à sauver doivent accepter et comprendre que le serviteur fidèle est aussi dangereux que son maître.

     

    par Ana Minski

    ____

     Bibliographie :

    Charles Stepanoff, Les hommes préhistoriques n'ont jamais été modernes

    Alain Testart, La servitude volontaire

     

    1 Ian Morris, Burial and ancient society : the rise of the Greek city-state.

     

    2 Formicola Vicenzo, « From the Sunghir Children to the Romito Dwarf : Aspects of the Upper

    Paleolithic Funerary Landscape »

     

    3 Patrice Brun, Les pratiques funéraires de l’âge du Bronze en Europe : quel reflet sociologique ?

     

    4 Kracheninnikov, Histoire de Kamtschatka, des îles Kurilski et des contrées voisines

     

    5 Nicolas Cauwe, L'île de Pâques, le grand tabou

     

     

    7 Albert-Llorca, L’Ordre des choses. Les récits d’origine des animaux et des plantes en Europe.

     

    8 Paul Sébillot, Le Folk-lore de France, 3. La faune et la flore.

     

    9 Tani, God, Man and Domesticated Animals. The Birth of Shepherds and their Descendants

    in the Ancient Near East.

     

     

    11 James Scott, Zomia

     

     






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